Je viens de lire cet excellent article dans un journal belge (La Libre Belgique) et je lance le débat...
Il faut détruire les téléphones «portables»
par Jean-Jacques DELFOUR
Professeur de philosophie en Classes préparatoires.
Responsable du site Internet de philosophie de l'Académie de Toulouse : http://pedagogie.ac-toulouse.fr/philosophie/index.html
Le portable allumé en permanence a révélé et accru la dégradation de la communication humaine en simple «connexion». Il signe la disparition de la parole comme de la rencontre.
Les écoles bruissent désormais d'une nouvelle hégémonie: celle des portables, qui sonnent ou vibrent à longueurs de cours. Qui, parmi les jeunes, ne possède son téléphone portable? Y a-t-il aujourd'hui, sauf rarissime exception, pauvreté ou exotisme, quelque être humain dépourvu d'un tel «outil»? La raison n'en est pas un désir insatiable de communication et de liberté. Comme d'autres moyens technologiques analogues, par exemple, les messageries immédiates sur l'Internet, il sert à tout sauf à communiquer.
Le portable allumé en permanence permet de rester «connecté»; et donc susceptible de recevoir une communication. La capacité récente de certains téléphones à transmettre des images ou des sons -«prouesse» technologique devant laquelle il faut impérativement s'extasier- a plutôt révélé, et sans doute accru, la dégradation de la communication humaine en simple «connexion». Le message n'existe plus ou plutôt sa seule existence est devenue son contenu. Le message dit: «J'existe», «Me voici». La vacuité et la simplicité du nouveau message dispensent de la fatigue d'écouter comme de celle de trouver quelque chose à dire. Etre «connecté», c'est être en contact sans avoir à le rendre vivant. Ainsi, sommes-nous soulagés de l'autre, de ses exigences, de son imprévisibilité, du trouble qu'il suscite en nous. Il n'est que l'émetteur d'un message rempli de sa seule existence de message. Je n'ai donc qu'à lui renvoyer la confirmation que je ne suis, moi aussi, qu'un point d'échange de messages vides qui s'épuisent tous dans leur simple circulation.
La téléphonie, phénomène technique formidable, a perdu la voix: elle n'est plus que transmission de néant. Fantôme de communication, elle signe la disparition de la parole comme de la rencontre. Son effet de rapprochement a apparemment aboli l'éloignement physique mais a en même temps créé une forme nouvelle de proximité, voix contre voix, lèvres contre oreilles, laquelle exige de faire d'autres éloignements plus intimes et plus complexes afin de retrouver la distance de la parole. Or, le portable ne facilite pas ces opérations. L'échange de parole a toujours lieu dans un contexte social surchargé, où l'abondance des sollicitations ruine toute tentative de se placer à l'écoute de l'autre -ce à quoi d'ailleurs presque personne ne songe plus.
Disparition de la parole mais maintien permanent de sa possibilité. D'où l'illusion de communauté. Le portable favorise la croyance qu'il n'y a plus de solitude. A tout moment, je peux appeler ou être appelé. Cette fonction contraphobique est illusoire. Rares sont les moments où je peux effectivement appeler qui je veux et où, simultanément, l'autre est disponible pour m'écouter réellement. Ne pas avoir le sentiment d'être abandonné, voilà ce dont rêve l'utilisateur du portable. Mais tout en étant protégé contre l'invasion de l'autre -lequel est sommé de répondre, d'être disponible.
Le portable a, en outre, une fonction occupationnelle. Si je suis désoeuvré, mon portable m'offre des possibilités d'action: téléphoner, consulter ma boîte aux lettres, écrire et envoyer des messages, jouer en solitaire, etc. Il semble un outil simple, facile à utiliser, immédiatement disponible, apte pourtant à favoriser un désoeuvrement plus radical encore que le manque d'activité. Dans l'usage du portable, j'oeuvre, en effet, à une activité purement consommatoire, ludique et vide, où j'exprime une stérilité totale, une incapacité à faire oeuvre, au sens le plus large. Je m'emploie à ne rien faire qui ne soit immédiatement évanouissant, sans valeur ni signification, sans pérennité ni intensité.
Dans cette «activité» comme dans la simple possession du portable, il y a aussi un aspect votif. A savoir que je reste inscrit dans la modernité. Ô portable, faites que je sois de mon temps! Tous ont leur portable, je dois lui vouer une semblable dévotion. Cet amour tyrannique est aussi celui de l'ailleurs. A l'instar de la communication électronique de réseau, ce qui compte n'est pas ici mais ailleurs, dans un autre temps, dans un autre lieu. Le présent et l'ici sont vidés de toute signification et de toute portée, excepté celle de recevoir (ou d'émettre) un signe venant d'ailleurs, dans une nouvelle utopie purement négative. De même que le message ne dit plus rien sauf lui-même, de même cette nouvelle utopie communicationnelle ne propose aucun rêve sinon la négation pure et simple de l'hic et nunc. Les utopies sont certes des critiques mais elles proposent également un monde désirable. L'utopie informatique et téléphonique impose plutôt la dérision de toute localité, l'évacuation de tout rêve, la kitschisation du monde.
Le portable est enfin une dépense voluptuaire. A ce titre, il s'inscrit dans la compétition marchande fétichique. Là aussi, il ne sert à rien moins qu'à communiquer. Ou alors sur un autre plan: celui d'une visibilité sociale inscrivant son propriétaire dans l'échelle de la richesse immédiatement visible. Il est aussi un gage de l'adhésion à l'idéologie présumée progressiste de la «haute» technologie. Amusante hauteur dont la sophistication voisine avec des usages dérisoires ou détachés de toute fonction technique rationnelle.
En désignant l'Internet comme la source universelle, gratuite, et obligatoire, de tout savoir, on avait fait que les classes de l'Ecole passaient pour ne plus être les lieux naturels de l'enseignement. Aujourd'hui, l'invasion des portables dans les classes est en train de vider les jeunes esprits de la disponibilité au présent, à l'hic et nunc dans lequel tout de même nous vivons et agissons, au profit d'un ailleurs technologique et de comportements contraphobiques, occupationnels et fétichiques. De retour chez eux, les élèves d'aujourd'hui se précipitent sur leurs ordinateurs afin de répéter au clavier la même morne psalmodie d'une communication vide, entièrement phatique, où ils ruinent, avec l'acuité de leurs yeux, la fraîcheur de leur faculté de penser.
Ils croient jouir de la technologie et de la liberté que l'idéologie technolâtre leur promet. En réalité, ils sont les domestiques de leurs machines. Au garde à vous devant leurs claviers, ils attendent que viennent les stimuli capables de leur donner le simulacre d'une raison d'être ou, à défaut, l'indice que les autres sont aussi en proie à la même déréliction qu'eux. Oui, décidément, il faut détruire le «portable».
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